samedi 12 décembre 2009

La vie séduisante du charpentier, épisode 4

En ce moment, mon équipe travaille sur une maison neuve. La semaine dernière on a fait le plancher du premier étage (rez-de-chaussée, pour les français de France), et cette semaine on faisait l'ossature des murs.

Bon.

Le mercredi, l'apprenti de quatrième année qui coupe les bois de structure pour les autres gars a commencé à s'ennuyer un peu, et comme il est extraverti, il nous a enseigné un jeu. Ça s'appelle "marry-boff-kill". En français ça serait "marier-baiser-tuer" sauf que "boff" ça implique que c'est vite fait, qu'on n'enlève pas complètement son pantalon, et que d'ailleurs on ne sait même pas forcément le nom de la gonzesse. Alors le jeu, c'est comme ça: un gars propose à un autre trois personnes, et il faut choisir d'en tuer une, marier une, et "boff" une. Et en plus, il faut donner ses raisons.

Par example: Meg Ryan / Catherine Zeta-Jones / Julia Roberts. L'apprenti de première année, qui n'est toujours pas le plus futé de l'équipe, a répondu: "c'est qui, c'est qui, et non." Il a fallu quelques essais pour lui enseigner le jeu.

Moi, on m'a demandé entre autres: Matthew McConaughey / Viggo Mortensen / Penelope Cruz. Bon, ça c'est pas difficile, j'ai horreur de McConaughey donc je le tue, Viggo Mortensen a un pénis donc je le boffe, et Penelope Cruz n'en a pas donc je l'épouse pour son argent. Par contre Johnny Depp / George Clooney / Sean Connery 1955, ça a été un dilemme.

Après je me suis mise de la partie mais ça a un peu embrouillé certains membres de l'équipe. Ils ont plutôt compris Stephen Hawking / Bill Gates / Madonna. Joey Buttafuoco / John Bobbitt / Lorena Bobbitt, ils ont eu du mal à se souvenir qui c'est. Et alors Boutros Boutros-Ghali, ils n'en ont jamais entendu parler. Après ça le jeu a dégénéré... Voyez-vous, on est deux dans l'équipe avec des diplômes universitaires (moi en astrophysique, l'autre gars en théâtre), et deux sans, et de plus nous autres diplômés sommes également plus âgés que les autres. Alors le gars du théâtre, il aime les taquiner sur leur jeunesse et leur manque de vocabulaire. Par exemple, le patron cherche surtout une qualité chez ses travailleurs: la ponctualité. Malheureusement, la grande majorité des travailleurs en question ne connaissent pas ce mot. Hé oui, dans le BTP, les gars n'ont pas forcément un gros vocabulaire.

Bon. Donc mercredi, on s'amuse aux dépends des jeunes.

Jeudi, on arrive à l'ouvrage et il fait -34°C, alors les outils pneumatiques, y a pas moyen. Voyez-vous, l'air comprimé, par temps froid, ça gèle. Quand j'étais camionneur ça me gelait les freins, maintenant ça me gèle les outils. Tabarouette! Alors le chef d'équipe appelle le patron et lui dit qu'y a pas moyen, et le patron nous envoie tous sur d'autres sites. Moi, je me rends sur un job qu'on appelle "le marché." C'est un magasin qu'on est en train de rénover. Alors les gars me disent "tu balayes tout, et après tu passes la serpillière."

Bon.

D'abord c'est pas trop facile parce qu'on a quatre charpentiers, trois plombiers, quatre électriciens, un plaqueur et deux vitriers, et tout ce monde a ses outils et ses matériaux partout, donc il faut débarrasser une section, la nettoyer, s'en servir pour débarrasser la section suivante, etc, et encore c'est pas la peine de nettoyer là où le plaqueur travaille, et puis tout le monde marche partout avec ses bottes sales, alors, c'est un peu d'écoper l'océan, mais bon, moi je fais ce qu'on me dit.

Alors je demande où sont la serpillière et l'évier. Et ils me disent, y a pas d'évier, mais on a un robinet. Sauf qu'il y faut une échelle. Une échelle? Ça paraît louche, cette affaire. Un des gars me montre le robinet, et en effet, il est dans le plafond, il y faut une échelle de huit pieds. Et puis le seau, on le vide à l'extérieur. Où il fait de plus en plus froid. Et puis c'est pas un seau à serpillière avec une essoreuse, c'est juste un ancien seau d'huile à moteur de 20 L. D'un côté, c'est assez heureux quand il faut monter au plafond chercher l'eau, mais de l'autre, ça veut dire qu'il faut tordre la serpillière à la main. Et puis la serpillière elle est tellement cradingue qu'elle est noire, et y a même pas de produit, alors le plan, apparemment, c'est de laver le lino à l'eau sale.

Ah bon.

Bin, les ordres, c'est les ordres, alors je passe un certain temps à rincer le seau et la serpillière pour que ce soit pas trop dégueulasse, et hop, je me mets à l'ouvrage. Sept heures à balayer et laver. Bon.. Ça vaut mieux de le faire à l'ouvrage que gratuitement chez moi, quand même. L'ennui c'est que l'autre nouveau s'y met aussi dans ses temps morts, et alors lui, il est nul pour nettoyer. Alors il essaye une fois d'essorer la serpillière comme il m'a vu faire, et puis c'est trop crade pour lui, alors après il se contente de mettre de l'eau partout. Alors ça fait des grandes traînées noirâtres, et puis les gars marchent dedans, d'abord c'est pas sécuritaire, et puis l'eau se mélange à la poussière noire sous leurs godasses et ils mettent des traces de pas dans toute la pièce. Bin... C'était bien la peine que je me donne tout ce mal à faire un travail propre pour que l'autre me re-dégueulasse tout...

Bon.

Vendredi, on se lève et il fait -41°C. Pas de problème, ce jour-là mon équipe est censée faire des étagères dans notre nouvel atelier. Donc je m'habille légèrement: un caleçon long, un col roulé, un sweat à capuche, ma salopette. J'apporte quand même mes deux laines polaires, mon manteau d'hiver et mes grosses bottes, au cas où j'aurais à aller chercher des matériaux dehors, mais bon, je m'attends à passer la journée au chaud.

J'arrive à l'ouvrage et le chef d'équipe me dit "tu vas être dehors pour quinze minutes, y faut décharger les échafaudages du camion."

Bon.

Je mets mes grosses bottes, mes laines polaires et mon manteau, et j'y vais. Dehors, bien sûr il fait trop froid pour porter mes lunettes, alors je les enlèves, mais c'est pas la peine: il fait si froid que même mes yeux sont embués, et puis d'ailleurs il fait noir. Puis le chef me dit de démarrer le camion, alors là en plus j'ai la vapeur de l'échappement, donc j'y vois vraiment que dalle. Mais bon, je me méfie de rien.

Puis, le patron m'appelle, et il me dit, "quand t'auras fini avec les échafaudages, tu charges tous les déchets de l'atelier et de la maison, tu vas au marché, tu attelles la remorque à déchets qui y est, tu charges les déchets de trop dans le camion, et tu t'en vas à la décharge. Et puis y fait trop froid pour l'hydraulique, alors t'y touches pas, tu décharges les déchets à la main. I'm sorry it's a shitty job."

Hmmmmm... Bon, ça fait huit semaines qu'on me paie rien qu'à faire les shitty jobs, alors si le patron se met à me faire des excuses d'avance parce que c'est un shitty job, c'est de mauvais augure.

Bon.

Je charge les déchets. Je mets la bâche. Je vais au marché. J'attelle. Je défais la bâche tu camion. Je charge les déchets qui ne tiennent pas dans la remorque. Je remets la bâche. J'y vais. Jusque là, ça va, sauf que en fait, pas tellement. Je m'amuse pas. Je me rappelle nettement qu'à une époque j'étais camionneur et que j'avais horreur de me battre avec l'équipement quand il fait -40°C, et maintenant j'ai fait des études, des sacrifices, je me suis donné du mal, et me revoilà à conduire un maudit camion dans le froid pour moitié moins d'argent.

Puis, en route vers la décharge, un gros morceau de carton s'échappe de la remorque mal bâchée, donc il faut me garer, aller le récupérer, le mettre dans le camion, refaire les bâches. Mon côté humain voudrait tenir les camarades responsables, mais mon côté camionneur sait que mon camion, c'est ma responsabilité, et qu'en plus j'avais bien remarqué en attelant que la bâche était mal faite. Alors je suis de plus en plus mécontente.

Bon.

J'arrive à la décharge et je m'y perds. Si, vraiment, je me suis perdue dans la décharge de Yellowknife. Puis j'arrive enfin dans la zone "déchets de construction" et il faut se battre de nouveau avec les bâches, et puis c'est venteux, et puis je perds un gant et ma main gèle tout de suite, il faut retourner dans le camion pour me la réchauffer et piquer les gants que quelqu'un d'autre y a laissés. Bon. Je continue, y a 620 kg de déchets à décharger, à la main, et j'ai pas de passe-montagne, et un seul caleçon long, et toujours pas mes lunettes. Tabarouette, j'étais pas contente.

Enfin heureusement que j'ai déchargé à la main, quand même, parce que parmi les déchets j'ai trouvé une perceuse et un long fer cornière. La perceuse, bon, peut-être qu'elle est fuckée, mais le fer, ça coûte hyper cher, faudrait être fou de le jeter. Alors j'ai gardé ces choses, et puis je m'en reviens au marché, je parque la remorque, et je me mets à chercher mes blocs, que j'avais laissés là. Surprise: on me les a piqués. Alors pendant que j'en cherche des nouveaux, un des charpentiers décide qu'il sait mieux parquer une remorque que moi. Ben tiens... Va-z-y, mon gars, moi j'ai un permis poids-lourd, toi t'as un pénis, sûr que tu vas faire ça mieux que moi. Donc il passe un quart d'heure à jouer avec et il finit exactement là où je l'avais mise. Comme au bon vieux temps où j'étais camionneur, mais toujours pour moitié moins. M'énerve!

Bon.

On trouve des blocs, et puis le sexisme fini quand même par me venir en aide parce que le gars dételle pour moi, vu qu'y croit pas que je sache faire. Et comme y fait froid et que j'en ai marre, bin il a qu'à le faire, moi je m'en fous. Mais c'est quand même con que même les gars qui m'acceptent comme charpentier ne peuvent pas croire que je sache conduire.

Bon.

Là je suis de mauvaise humeur. Sérieusement. Alors je rentre à l'atelier, je gare le camion, et je prends enfin ma pause déjeuner, à 13h13. Et je suis pas du tout contente.

Mais bon, après déjeuner j'ai passé l'après-midi à couper des bois de structure pour mon chef, et après cinq heures on a pris des bières avec le patron, alors tout ça m'a remise de bonne humeur. Moi bien sûr je ne peux pas boire, mais c'est quand même sympa, il y a toujours des bières dans le frigo et après l'ouvrage on en prend souvent une ou deux avec le patron, même si on s'est fait engueuler toute la journée. C'est bien, parce que ça permet de se connaître et aussi de se réconcilier et de ne pas rester sur une mauvaise impression. Et puis on en donne toujours une, mais pas deux, à l'apprenti qui n'a que 18 ans et donc pas l'âge légal.

Et voila, une autre semaine de la vie séduisante du futur apprenti charpentier se finit. Et c'est pas de trop tôt.

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