dimanche 6 mai 2012

La débâcle

Comme je vous ai déjà raconté, la débâcle des glaces sur la Rivière des Foins est l'événement le plus attendu de toute l'année. Tous les ans, on va voir la rivière plusieurs fois par jour, même si ça ne permet pas de prédire le moment où ça va bouger. Puis, quelqu'un en amont prévient les villageois. « C'est ouvert au kilomètre 32. » (Nous mesurons la rivière à l'envers, de l'embouchure à la source.) On s'émeut. Est-ce que ça va inonder ? Où sont les pompiers ? Pourquoi le maire ne fait-il rien ? Et le gouvernement ?

Ce que beaucoup de gens ne comprennent pas, c'est que ce n'est pas la météo ou l'état de la glace ici au village qui prédit la débâcle, mais le dégel en amont. Toutes les neiges qui fondent et se déversent dans la rivière, de sa source près de Jasper AB (dans les Montagnes Rocheuses canadiennes) jusqu'ici, forment une vague qui soulève la glace devant elle et la brise. Pas de vague, pas de débâcle.

Bin justement, cette année, il y a très peu d'eau en amont, alors la vague est très faible et a eu bien du mal à pousser la glace. Normalement ça devrait prendre, si je me souviens bien, neuf heures des Chutes d'Alexandra à chez nous ; cette année, on a attendu deux jours après l'annonce de « km 32 ». Bizarre, bizarre... Enfin mercredi, en début d'après-midi, les pompiers nous ont annoncé que la glace était cassée au pont de Pine Point, à 8 km en amont. Pourtant elle ne bougeait pas, faute toujours d'une vague qui puisse pousser la glace. Puis juste avant cinq heures, ça s'est tout cassé du pont de Pine Point jusqu'au Bras Ouest de l'estuaire, et de là au lac. Mais le cours principal de la rivière est resté solide. Alors tout de suite, l'eau monte. Je n'ai pas eu l'occasion de voir la jauge au plus fort de la crue, mais ça a bien dû faire douze pieds (3,66 m) sous le pont. Et c'est resté comme ça pendant deux jours. Ça baissait très lentement. La glace n'avançait toujours pas. Vendredi après-midi, pourtant, la rivière était enfin ouverte au pont de Pine Point, et samedi matin, quand je me suis levée, hop, toute la glace était partie, comme par magie.

La débâcle, ça ne donne rien en photos, bien que je m'acharne à essayer, ni même en vidéo. Parce que d'abord, ce qui est impressionnant, c'est le son de la rivière. La glace craque, pas très fort chez nous car ce n'est qu'une petite rivière, et puis quand elle est en mouvement, on l'entend se broyer. Parfois un gros morceau se retourne bruyamment. La glace en chandelle se brise avec un bruit gai et léger, comme des breloques de verre. Puis, inévitablement, quelque chose se coince, et tout à coup il n'y a plus un son, et alors on sait que l'eau commence à monter. Il y a aussi les cris des goélands, qui s'énervent de n'avoir nulle part où se poser. La nuit, de mon balcon, on l'entend encore gronder doucement, et au matin on croirait qu'il y a des milliers d'oiseaux, ils chantent si fort. Les grues arrivent avant la débâcle et on les entend dans le lointain. Les villageois sont soudain plus souriants, plus amicaux. L'air parait toujours plus chaud dès que la rivière casse ; je crois même que c'est pour de vrai, car la glace, c'est un fait, refroidi l'air. Lorsqu'elle se casse, la chaleur s'élève de l'eau. Puis à mesure que la glace s'évacue dans l'estuaire, l'air se réchauffe.

Le premier matin où on se réveille sans glace, on remarque deux choses : le chuintement de l'eau vive dans la rivière, et la douceur vivante de l'air. La rivière a une odeur agréable, verte et brune, chaude et pleine de vie. Les arbres et l'herbe y répondent et tout se met à verdir et à grandir. On ne le voit pas tout de suite à l'œil nu, mais on le sent. Les villageois sortent dans leurs jardins et se mettent à ratisser les débris de plante de l'an passé. On se précipite dans les magasins pour acheter du terreau, des graines, des meubles en osier. Les oiseaux ont leur plus beau plumage et s'égosillent à chercher leur partenaire. Les gens aussi ôtent leurs manteaux et leurs bonnets et se promènent en tenue printanière, même le soir quand le vent vient du lac et qu'il ne fait pas bien chaud. Pendant quelques jours, on croirait même que chacun aime son prochain.

Donc je vous mets quelques photos, mais ça ne vous dira rien. Il faut vraiment vivre ici pour comprendre ce moment de la débâcle.



Paix !

1 commentaire:

Valentine a dit…

Est ce que ce bruit de la glace qui se casse n'est pas un peu terrifiant ? En revanche, le jour d'après lorsque le soleil brille à nouveau dans le ciel, que les gens sortent de chez eux... je connais ça aussi, en général, les magasins de jardinage et de bricolage ouvrent leur porte exceptionnellement le dimanche matin pour que ceux qui ont besoin puissent venir racheter plantes et marteau... Merci de nous faire partager ça, ça doit être vraiment un moment de renaissance joyeux.