dimanche 2 mai 2010

La vie séduisante du charpentier, épisode 8



Ça faisait un moment que je ne m'étais pas fait mal, ça ne pouvait pas durer toujours... Alors vendredi, j'isolais le dessous d'une maison. Bin oui, parce que sous une maison, y a le sol, et le sol, c'est froid, surtout quand c'est du granite et qu'il fait -40C. Alors il faut isoler le dessous de la maison.

Bon.

Moi j'aime pas aller sous les maisons, parce que c'est sale. Plus sale que le reste du site, je veux dire. En plus dans le sous-sol en question, y a de l'eau stagnante, et j'ai horreur de ça. D'ailleurs le Règlement Général sur la Sécurité, paragraphe 432, prévoit que "des mesures appropriées doivent être prises afin d'empêcher l'accumulation d'eau dans les tranchées", mais bon, mon patron ne croit pas aux lois sur la sécurité des travailleurs (ça vous étonne, hein?), alors ça m'étonnerait même qu'il le sache. Donc bon, y avait de l'eau stagnante, de la boue, des araignées, tout ça, c'est crade. Mais c'est pas pour ça que je me suis blessée.

Pour isoler le dessous d'une maison, c'est facile, on bourre de l'isolant en laine de verre entre les solives, et puis après on y met un pare-vapeur, et voilà, c'est fait. Bon. Sauf que là on se servait de membrane Tyvek au lieu de poly, pour des raisons que je ne vous explique pas. Le Tyvek c'est une espèce de papier, mais très résistant. On l'achète en rouleaux, dans mon cas, 2,1 m par 50 m. Alors c'est bien gentil tout ça, mais pour agrafer au plafond une feuille de papier de 2,1 m de large, et encore sans la laisser traîner dans la boue, ça peut devenir frustrant. Et puis après il faut encore sceller tous les joints avec une bande adhésive conçue à cet effet. Et tout ça, l'isolant, le papier et la bande adhésive, ça se coupe au stylet (ou "cutter" en français). En anglais on l'appelle "couteau de sécurité" puisqu'il est plus sécuritaire que les autres, mais comme la suite va le prouver, il n'est quand même pas à l'épreuve de la bêtise humaine.

Bon, donc à force de couper tous ces matériaux, la lame du stylet s'émousse vite, et donc c'est frustrant. Et déjà, d'être sous la maison, c'est frustrant, et de poser du Tyvek, c'est frustrant, et en plus le patron avait comme toujours imposé des délais très (trop) courts, et puis il y a eu une panne de courant, et puis les plombiers ont fait du mauvais travail donc ça m'empêche de faire ma part, etc. Et comme chacun sait, la frustration et la précipitation sont deux grandes ennemies de la sécurité au travail.

Donc, j'essayais de couper ma bande adhésive avec mon stylet émoussé, et ça ne marchait pas, et j'étais pressée, alors j'ai pris la bande adhésive d'une main et de l'autre, je l'ai fauchée d'un grand coup de couteau. Enfin je l'aurais fauchée, si mon pouce ne s'était pas trouvé là.

Crisse, que ça a fait mal. Parce que maintenant que j'ai des muscles, je tape comme un sourd. Et puis ça s'est mis à saigner, un peu d'abord et puis beaucoup. J'avais des pansements dans ma poche, mais je n'arrivais pas à les ouvrir d'une seule main, et puis ils étaient trop petit pour le volume de sang en question. J'aurais voulu la trousse de premiers soins, mais elle est dans la remorque à outils, qui est fermée à clé, et il n'y avait que moi sur le site, et moi je n'ai pas la clé. Bin tiens, ça fait six mois que j'y travaille, pourquoi aurais-je la clé? Et puis surtout, vu que mon couteau traînait dans ce sous-sol boueux et dégueulasse depuis deux jours, à couper des matériaux, je me disais que c'était sûr de s'infecter, et qu'il fallait que j'aille à l'hôpital le faire nettoyer. Mais comme je n'ai pas de voiture, ça m'aurait pris super longtemps.

En fin de compte j'ai appelé un camarade d'un site voisin pour qu'il vienne m'ouvrir la remorque. Le temps qu'il arrive, mon pouce tournait au bleu. Bon, bleu, ça me va. C'est même la seule couleur acceptable dans cette situation. Rouge, jaune, vert ou noir, ça serait inquiétant, mais bleu, ça va. Alors j'ai désinfecté plus ou moins, j'ai trouvé un bon gros pansement qui couvrait bien tout autour de la plaie, et puis j'ai refusé de le regarder pendant deux jours.

Le vendredi soir, ça faisait tellement mal que j'ai eu un peu de mal à m'endormir. Le samedi, je pouvais pas mettre la main dans ma poche, mais c'était pas pire. Et aujourd'hui, ça ne faisait pas mal du tout. Alors j'ai fini par enlever le pansement, pour voir ce qui se passait, et en fait c'est pas aussi traumatisant que ça avait paru au début. Je dis pas que je vais le refaire tous les jours, mais en fin de compte, c'est plus de peur que de mal.

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